un musée dans la caverne

un musée dans la caverne

Capoeira : Mètis, la Mandingue

Cela fait près d’une bonne heure qu’un bérimbau résonne au coin de la rue. Des compères se rassemblent.

 

Les sons aigrelets de l’arc musical montent hardiment à l’assaut de la cathédrale que Monet avait si bien jetée sur sa toile, ils rebondissent sur les pavés, et espiègles, s’enroulent autour des mollets des passants pressés et tantôt, trébuchants. Aujourd’hui,comme autrefois en des lieux plus équatoriaux, les gardiens de la paix font leur ronde et observent d’un oeil un peu attentif accentué d’un sourcil circonflexe, la compagnie bigarrée qui s’assemble.

 

Oh, ce n’est pas une émeute, pourtant ! C’est octobre et, déjà, le vent automnal, humide et tournoyant, comme il amène les sons de l’instrument arqué au nom imprononçable, tantôt chasse des piétons sourcilleux, mais amoureux de la tranquillité du lieu, tantôt retient quelques sympathisants, perpétuel bon public des événements impromptus. Il n’y a là, tout au plus, qu’une quinzaine d’arsouilles (un commentaire à la volée que ne renierait pas le trinôme policier, dans la voiture avançant au pas).

 

Les jeunes gens, tout en atours athlétiques, n’en ont cure. Ils sont venus malgré la saison contraire et l’humeur mercantile du centre-ville, démontrant comme peu leur chaut la rareté du public ou l’imminence pluviale.

 

C’est qu’ils sont galvanisés par d’autres urgences : pour eux, c’est l’heure d’expertes farces et attrapes dont seul un certain Arsène, d’un coup de savate bien sentie, aurait su se défaire, moyennant peut-être aussi, une virevolte de sa célèbre canne !

 

C'est l'heure d'offrir des cabrioles et des pantalonnades à qui veut les voir ; manières que d'aucuns qualifieraient de déplacées, mais qui siéent si bien à de jeunes artistes tout–en-verve ! Bientôt, à leur corps défendant, les passants rouennais, réputés sceptiques, resteront bouche bée.

 

Un cercle se forme. La chamada — signal répétitif sonnant le rassemblement – résonne et les coeurs, soudain, battent à l’avenant.

 

Deux compères s'accroupissent calmement aux pieds de l’arquiste, gardant les yeux baissés, déjà absorbés dans leur univers tout de trajectoires flavescentes, tandis que les autres leur font une haie d’honneur. Celui qui de sa baguette heurte la corde de l'arc musical est à présent flanqué de deux percussionnistes à la mine grave, attentifs à la moindre de ses variations. Il annonce d'un "IÉéé!" sonore le commencement de la roda - la ronde en français. Le rythme qui s'égrène s'appelle Angola, comme le pays d'Afrique Centrale. La chanson est une ladaihna, litanie en vers créoles brésiliens, évoquant telle destinée, dramatique ou drôle, mais toujours pleine de rebondissements et d'enseignements mi-fi, mi-raison.

 

Les jouteurs, toujours immobiles, paraissent à présent se pénétrer de la morale du conte, leçon qui git outre la musique au rythme lent et syncopé : ils sont à l’écoute d’une autre sorte de poésie que celles des mots jolis. Peut-être leur vient-il quelque image issue d'une autre légende, frémissement d'une mémoire intemporelle... Est-ce une émotion qui les envahit tandis qu'enfin, conformément au rituel immuable, comme dans le noble théâtre antique, la chula est reprise par le choeur et l'arc s'incline devant eux?

 

Dans une même intuition, les jouteurs se mettent à tracer par terre des symboles complexes – dessins-talismans dont ils effleurent un sable à eux seuls visible - et ils s'inclinent à leur tour.

En appui sur les mains, ils touchent simultanément le sol de leur front et, comme en apesanteur, au raz du sol, commencent à s’exprimer en contorsions étranges et à s'échanger des coups de pieds d’une lenteur irréelle, suivis d'esquives du même aloi, comme si rien d'autre ne comptait plus, désormais, que la perspective d'une imbrication toujours plus alambiquée, ce défi espiègle à la gravité de toute situation. Ils se font des pieds-de-nez, rivalisent d’expertise ès bottes et feintes et jouent dans le champ libre ainsi donné à uneinventivité sans bornes…

 

(À suivre... au hasard d'une ronde, au coin de la rue)

 

C'est, depuis le XVIe siècle, sous des airs métis, qu’au Brésil et ailleurs, la capoeira fait son petit bonhomme de chemin. Les esclavagistes portugais entendaient le terme — à tort, mais àdessein, selon l’occasion — comme «poulailler», «porteur de cagesà poules» (sur les marchés de Bahia), «charivari», «chambardement», voire «mutinerie». Le vocable – éminemment polysémique — est en fait, à l’origine, emprunté au Tupi Guarani Caa Puera qui désigne l’aire où repousse une herbe rase après les brulis.

 

Par adaptation, le terme renvoie à une aire défrichée dans la brousse, au maquis arbustif à l’herbe rare, domaine d’un certain oiseau mâle appelé iúna1, au chant coloré, au comportement jaloux et vindicatif et qui fait de toute la garrigue son territoire exclusif pour peu qu’un concurrent s’y risque.

 

Capoeira désigne, par extension, la cachette environnée de hautes herbes — trouée dans le champ de canne, peut-être — où les esclaves candidats à l’émancipation ou les marrons s’entraînaient à la lutte, à l’abri des regards indiscrets. Finalement, par métonymie, Capoeira se rapporte à l’assemblée des jouteurs et au contexte culturel spécifique et ludique qui les réunit. Car, la Capoeira est un jeu – ou plutôt une mise en jeu de toutes qualités variées. Culture pluriséculaire, elle se présente aujourd'hui, tantôt comme une danse, tantôt comme un art martial ou un jeu pratiqué dans une ronde, tantôt comme une gymnastique ; mais toujours comme une énigme.

 

Elle comporte de nombreux et remarquables aspects musicaux, athlétiques et poétiques qui en font un phénomène sociétal pluridisciplinaire difficile à cerner ; et pour cause ! Les lutteurs s'y présentent comme des troubadours, un sourire y oscille entre le fil du rasoir et la corde de l’arc, un drame n’y est que plaisanterie, une invitation cordiale y pourrait bien augurer d’une embuscade, un gentilhomme s’y comporte comme un coquin (et inversement), un trébuché y cache un croc-en-jambe, la peur n’y est qu’un défi, le mime s’y mue en authentique rituel. Bref, il semble bien que rien en elle ne soit ce qu'il semble !

 

Elle est un jeu où tout est polysémique. Mandinga, par exemple, renvoie certes à la civilisation Mandingue (peuple originaire du sud du Mali actuel et qui occupait une vaste aire en Afrique de l'Ouest, à l'époque de la traite négrière) mais aussi, dans le contexte capoeiristique, à la notion d'habileté, de sagacité, d'astuce, de stratagème, voire d’expédients magiques. Que l’on note une ressemblance sans équivoque avec le concept grec de mètis2 ; mais j’y reviendrai !

 

En-jeu !

 

Que l'on me pardonne d’abord un procédé trivial : c‘est pour jouer de leur quasi-homophonie que j’avance qu'en capoeira, les termes « métis » et « mètis » sont des concepts à la ressemblance spéculaire. Eût-il pu en aller autrement, dans le creuset du brésil esclavagiste ; celui aussi, de la résistance conjuguée de noirs, d'amérindiens et d'européens pauvres aux traitements iniques que leur imposaient les maîtres du siècle ? Il ne fut pas rare en ce temps-là, qu’éclatassent des révoltes et que survinssent des désaffections, de sorte que les fugitifs se regroupassent dans les savanes herbeuses des haut-plateaux et dans les mornes de toute la contrée et qu'ils s'y reconstituassent en sociétés organisées. Ce phénomène fut nommé le marronnage3.

 

 Si pour les Espagnols, le terme cimarron s’entendait à l’origine d’un animal domestique retourné à l'état sauvage — c’est aux esclaves fugitifs, guère mieux considérés que des bêtes récalcitrantes, que le terme fut ensuite étendu —, les marrons ne se définissaient pas autrement eux-mêmes que comme des hommes et des femmes, c'est-à-dire comme n'ayant jamais été autres que dignes de vivre libres. La sédition s’installa lentement, douloureusement, mais durablement dans les plantations. Les évasions devinrent de plus en plus fréquentes, ce qui résulta en l'émergence, dans le maquis, de territoires autonomes appelés à défier les oppresseurs, du coeur même de leurs possessions d'Amérique.

 

Le Quilombo dos Palmares, aussi baptisé Nouvelle Angola, le plus durable de ces royaumes libertaires, fut fondé dès le début du XVIIe siècle, regroupant non seulement des noirs évadés, mais aussi des Amérindiens, des mulâtres et des caboclos, des paysans sans terre et des déserteurs des armées européennes ; en un mot — hommes, femmes et enfants, cultures, us et coutumes —, tout et tous, que l'ère coloniale avait décrété de parias. Cette confédération — camps retranchés dissimulés dans une vaste région, dont la capitale était Palmares — compta jusqu'à 50 000 âmes et perdura de 1605 à 1694, au grand dam de l'aristocratie et de la noblesse européenne dont les armées tentèrent des incursions aussi vaines que nombreuses.

 

Évidemment, les quilombos n'étaient pas des paradis — l'époque était tout de même cruelle —, mais ils étaient au moins, pour bien des fuyards pourchassés par la vindicte seigneuriale, des havres préférables aux senzalas (plantations) où l'espérance de vie des captifs et corvéables à merci n'excédait pas quelques années. C'est dans de tels repaires, contextes de l’âpre résistance inévitablement engendrée par le déni des droits humains les plus élémentaires et par la coercition incessante des maîtres envers noirs, indigènes et colons sans terre —, que les cultures de trois continents au moins s'allièrent et engendrèrent la capoeira.

 

Métisses donc, les tactiques maquisardes ; métisses, les stratégies furtives et les manoeuvres politiques ; métisse aussi, la fratrie nouvelle des résistants ; métis enfin, l’héritage et la descendance, atouts fondateurs de la patrie de Brésiliens un jour libres4…

 

Mais, c'est entretemps par la répression policière, que le royaume du Brésil répondit. En 1808, Rio de Janeiro devint capitale de l'empire brésilien ; par la force des choses, le roi Dom João VI ayant dû fuir le Portugal sous la pression napoléonienne. Son régime accentua les inégalités déjà inhérentes au régime esclavagiste qui prévalait encore largement : aussi, toute personne prise en flagrant délit de «capoeirage», crime nouvellement inscrit au Code pénal, était passible d'amende, pouvait se trouver déportée au bagne, quand elle ne se trouvait pas tout simplement, en cas de récidive, exécutée.

 

Or, c’est par ses authentiques attributs de mètis, que la Mandinga permit d’avoir raison de ces iniquités-là aussi. Aujourd'hui encore, elle continue de prévaloir, insufflée bien au-delà cette fois, du bassin amazonien et du contexte sociohistorique brésilien. C’est ce que nous aller explorer maintenant.

 

Mandingue aux accents hellènes

 

Comme promis, après un nécessaire détour historique, je reviens donc à la mètis : aujourd’hui, forums sociaux, initiatives créatives, centres alternatifs de formation, d'éducation ou d'ingénierie sociale, entités culturelles propres capables d’innovation et d'auto-structuration, les cercles capoeiristiques sont bien des choses… Biotopes mixtes et divers, ne sont-ils pas, comme au sens d’Homère, les écrins d’une authentique mètis ?

 

Les artistes, polymorphes — musiciens, chorégraphes, philosophes, poètes, comédiens, chroniqueurs et dissidents, mimes et gymnastes ; parfois même, thérapeutes et chercheurs — n'y font-ils pas preuve d'une authentique téchnè pantoiè (savoir à tout faire) ? Chacune et chacun y prend l'initiative d'une observation attentive du monde qui l’entoure, se munissant, à la volée, d'un savoir mouvant et critique : cela n'est-il pas véritablement se tenir à l'affut de toute circonstance favorable (dokeúein)? À travers son expression corporelle et son mode de vie, l'artiste capoeiriste s'applique à se jouer des pièges. Il n’use pas seulement de qualités d'anticipation : il opère au fil de l'expérience contingente ; c’est-à-dire, à la volée, telle qu’elle se donne à vivre. Il donne le spectacle d'une grande élaboration et pourtant, il ne montre qu’adaptation aisée (c'est le moindre des paradoxes de son art), instantanéité et improvisation totales. Ses propos sont ingénus mais il se révèle sophistès — c'est-à-dire, capable, même à l'inextricable de trouver une issue — et est tout autant aiolomètis, c’est-à-dire fertile en ruses. Il ondoie sans cesse (poikilos) : enchaînant des voltes toujours plus inventives, il se sort de toute situation scabreuse. Pour le bien décrire, ce capoeiriste, je paraphraserais volontiers Aristophane dans Les Cavaliers : « L'homme est poikilos, Madré, il trouve très facilement des expédients pour se tirer des difficultés5. ». C'est que ce gaillard se joue de toute adversité et la déjoue — pour insurmontable et incontournable qu’elle semble —, décelant immédiatement l'essentiel et astucieux chemin vers un dénouement favorable. Il connaît tous les raccourcis méga-alexandrins et tranche, hardi, dans le vif.

 

Comment ne pas reconnaître dans les prodiges mouvants de sa créativité, la signature de la Mètis du cycle hésiodique, déesse primordiale, fille polymorphe de Théthys et d'Okeanos et première épouse de Zeus qui, plein d’ardeurs, la poursuivit exprès ? C’est que le dieu complotait en lui-même l’appropriation – l’ingestion - des vertus intrinsèques de l’Océanide afin d’échapper à la fatale naissance d’un descendant rival tel qu’il fut, en son temps, pour son père Cronos? La déesse, malgré force ruses et moult expédients, parut somme toute avoir une très brève carrière mythologique : malencontreusement attrapée — prétendit-on — à son propre jeu, lors qu’elle s’était épuisée, elle fut promptement — encore qu’enceinte d’Athéna —avalée par le souverain des Olympiens qui ainsi, entendait ne se plus jamais défaire des attributs immanents de son épouse pour ainsi dire consommée et s’assurer de la sorte un règne sans faille ni partage.

 

Mètis disparut donc subitement de l'horizon olympien… Mais, en apparence seulement, car bien que soudain privée de toute manifestation propre, elle n'en inaugura pas moins l’imprégnation, en essence, du divin souverain, à la manière subreptice dont elle était décidément la suprême virtuose ; c’est-à dire en toutes puissances, desseins, qualités, manifestations et initiatives dont Zeus allait faire preuve désormais. Si le dieu parut vainqueur, s'étant effectivement arrogé — c'était tout sauf délicat — toutes les qualités absorbées d'adresse, d'habileté, d'intelligence et de prévoyance, de ruse, de mutabilité et d'adaptabilité de son insaisissable parèdre, n'est-ce pas en revanche cette dernière qui — en se laissant prendre à son propre piège plus qu’en s’y empêtrant — choisit de devenir une puissance incorporée, rusée au-delà de la force et de la ruse de son opiniâtre et artificieux mari ? N'est-ce elle encore, qui exilée dans les profondeurs des divines entrailles, fit un suprême pied de nez au Cronide en enfantant Athéna à travers une tête qui pour de gloire nimbée qu’elle fût, n’avait manifestement pas tout prévu ? N'est-ce pas elle enfin, qui, pour invisible qu'elle fût et absente qu’on la dît, conféra au peuple grec son inventivité légendaire et à la civilisation éponyme, un certain empirique génie qu’Aristote avait appelé phronésis ?

 

La sublime astuce de Mètis ne consista-t-elle pas à consentir, sans surtout en avoir l'air, à « devenir petite » ; d'avoir, à dessein d’en tirer un parti souverain que l’histoire ne devait jamais retenir, su renoncer à  toute expression directe de son pouvoir polymorphique, mais pour assurément s’immiscer dans la peau de son ravisseur et mieux investir la citadelle divine — rien moins que l'Olympe !? Zeus n’était-il pas devenu, à fortiori, à son insu et pour toujours, son habitacle, son véhicule, son habile expédient ? N'était elle pas après tout, parvenue à le posséder tout entier, laissant croire au naïf qu'il l'avait circonvenue alors que c'était elle qui, de sa propre secrète initiative, s'était employée à se subtiliser en lui ; ce que faisant, elle atteignait à la suprême métamorphose ?

 

Il ne fait pas de doute que la trajectoire de Mètis ne s’interrompit qu’en Grèce et que si elle s’y escamota, ce fut pour mieux renaître ailleurs… C’est ainsi que la voyaient les orphiques primitifs, pour qui Mètis était un principe cosmogonique de premier rang et non seulement la déesse personnifiée condamnée à l’enfouissement que nous décrit Hésiode. Pour eux, Mètis Phanès, androgyne primordial, inaugurait la cosmogonie tout entière et circonscrivait, en dedans de soi, l’entièreté de la théogonie. Zeus dans cette otique radicalement différente, ne prend pouvoir sur personne et ne fait, en absorbant Mètis, que réactualiser en lui-même le principe initial.

 

Mètis, Nègre mais moirée

 

Mais en quels aspects précisément la Mandinga des afrobrésiliens s’apparente-t-elle à la Mètis des lointains hellènes ?

Voici ce que l’on peut répondre : ce qui, en fin de compte, place l’intuition nègre parmi les surgeons le plus remarquables de l’arbre universel de la connaissance c’est que, portant l’expérience empirique à son paroxysme, il pose une transcendance , mais avec une tournure iconoclaste, de l’horizon hégémonique du rationalisme tel que prôné par la civilisation occidentale tardive – non , en fait, que le génie nègre fût totalement dépourvu de raison, loin s'en faut puisque prendre acte de la civilisation grecque dans toute sa vivacité, c’est pour commencer, se souvenir qu'elle fut, dans sa genèse pré homérique — pour une part au moins —, mimétique et que ce fut, en sus de l’Asie Mineure et de la Syrie, aussi de l’Égypte africaine aux arrière-pays et à la post-histoire féconds, qu’elle hérita sa philosophie, son art rhétorique, sa mathématique et jusqu’à la fondation de ses villes6 .

 

Mais que l’on ne m’imagine point trop enclin à céder aux sirènes d’un négro-centrisme revanchard ; vouloir, au prétexte de distinguer un art empreint de « négrité » 7 – au sens universel où l’entendait Léopold S. Senghor, inventeur du mot –, commettre le remplacement plus ou moins suspect de l’hégémonie d’une pensée par une autre ! Je ne tomberai pas dans ce piège et mon propos est inverse : je voudrais, au contraire, réitérer, concernant notre Mandinga aux prétentions de Mètis, ce que j’ai avancé dans un autre essai à propos de l’arc musical bérimbau ; à savoir que bien des dénominations pourraient lui être assignées, dans tous les langages de l’humanité, mais qui ne seraient qu’expressives d’une immanente supra-culturalité.

 

Sa vibration propre, signature archaïque que moirée l’on reconnaît si aisément, c’est partout où on la décèle, ce « pollen noir » qu’évoquait le poète ; ferment culturel logé dans toutes généalogies et fécond de bien des cultures. Elle est négrité radicale se signalant d’abord par une « symbiose des contraires », disait le penseur. Ne retrouve-t-on pas là, de Mètis Phanès le trait le plus radical ? Mandiga-Mètis est une percée audacieuse dans les parois et le plafond caverneux de l’utopie platonicienne. Elle est en sus, un débordement — de tous côtés du classicisme théorique — se révélant foisonnante d’expédients concrets, mais immunisée contre les stratagèmes mêmes dont elle est forte. Elle est encore rythmée, elliptique et de tempérament sophistique, mais par son caractère chaotique, débordant, trébuchant, elle se joue de sa propre emphase — sophrosyne s’encerclant elle-même de sa propre simplicité au détriment de l’hybris — et c’est désarmante qu’elle circonvient toute logique d’apparat. Intégralement Mètis pour elle-même, elle convoque puis défie, pour mieux les confondre, phronésis et mimétis. C’est que la négrité capoeiristique est irrationnelle, au sens arithmétique ! Universelle, perspirante et aux aspects indénombrables, elle échappe à tout tentative qui à sa portion congrue l’entendrait réduire et se porte, pour le trancher net, au devant du noeud gordien de l’ostracisme. L’helléniste sénégalais avançait qu’il n’y eut jamais de grande civilisation qui ne fût métisse. J’oserais donc ajouter, mètique8.

 

Éthique et Malandragem

 

Contempler d’abord cette mètis-là qui, alors même que se rendant, l’emporte contre toute attente, c'est assurément ne point la juger d’essence dangereusement retorse ; c’est plutôt la comprendre comme toujours de nature à réduire — par des renversements dont l’instantanéité complète mais transcende l’analyse pondérée — toutes intrications apparentes à leur plus inhérente simplicité.

 

Est-ce là qu’il faut voir qu’elle fut appelée — investie en ses tréfonds, d’une éthique supérieure, peut-être ? — à un plus valeureux accomplissement dans l’effacement dans l’ombre que dans l’attachement à prévaloir au grand jour ? Cette question est posée pour que l’on s’interroge sur les rapports entre mètis et éthique9, à défaut de quoi, l’on se bornerait à méjuger de ceux qu’elle inspire et à en réduire la réputation à celle de dangereux malandrins (dolomètis).

 

C’est peu ou prou ce que relatait Platon, dans le contexte, il est vrai, d’une utopie républicaine fondée sur la prééminence du philosophe sur le vulgaire ; c’est-à dire du point de vue dont il s’arrogeait la hauteur et qui avait ceci d’opportun qu’il justifiait sa condition et la convention d’un demos réduit aux hommes libres de la cité. Il faut comprendre la méfiance de l’Athénien à l’égard de la mètis : c’est qu’il vivait à une époque où la société des Philosophes — dont l’oisiveté légendaire garantissait la prolyxité — reposait sur l’effort de soldats, de serfs et d’esclaves dociles, seuls dévolus aux travaux pratiques ! Qu’eût-il résulté de rebellions irréductibles contre le consensus de la cité ? Dans La République, la rébellion est blasphématoire et indice de la décadence du gouvernement et des hommes. Certes, la participation de capoeristes à l’émergence du banditisme carioca10, par exemple, eût pu lui donner raison ; mais une raison si fragile et partiale qu’elle eût été un outrage à l’intelligence de qui se fût aperçu que ses définitions et ses assignations ne siéent qu’à une société de type aristocratique telle que la Grèce ou le Brésil en connurent durant leurs genèses esclavagistes. Une situation à la morale assurément discutable donc, et du genre que, fort heureusement, Mandinga/Mètis, discuta âprement. Que l’on voit malgré le terme Malandro (malandrin) dont on affublait tous les citadins marginaux ou réfractaires à l’ordre établi, que tous les capoeiristes ne vivaient pas en bande de voyous au détriment du bon citoyen ! Ce fut même plutôt le contraire, au tournant d’une certaine guerre du Paraguay (1864-1870)11 où ils périrent en grand nombre pour défendre la souveraineté nationale…

 

L’éthique du malandro, à la ville comme sur le champ de bataille peut donc être héroïque… Ce sont en fin de compte les contingences qui font le malandrin, tandis que nécessités font lois. Voilà qui disqualifie la fatalité d’un supposé héritage filial tel que Platon en place dans la bouche de Socrate, au livre VIII de La République. Ce qui fait que la malandragem, que l’on appelle encore dolos, n’est ni plus ni moins qu’une résilience, c’est l’attitude de l’homme revêche à se laisser asservir. Est-il, partant de là, encore honnête de persister à reléguer la Mandinga/Malandragem au mauvais rôle auquel la confinait — tandis que se targuant de l’exercice tyrannique de toute sa force séculière12 — , la société aux bonnes moeurs de l’époque ?

 

Parce qu’expressive de la légitime nécessité de survivre à la violence conventionnelle, la mètis s’exprime essentiellement en revers des usages communément admis et surtout, forme un êthos alternatif, rétif aux abus répressifs et puritains tels qu’il s’en conçoit en aristocratie. Le régime ne prétend, en la dénigrant et la condamnant, que trouver sa propre justification, garantir sa continuité et éliminer toute remise en cause des castes à privilèges ; alors qu’en réalité, c’est souvent le malandro, par l’affirmation libertaire qui le caractérise, qui se trouve paradoxalement du côté où s’éprouve la soif de justice sociale et d’émancipation civilisatrice. C’est en somme, parce que des civilisations entières avaient été englouties, enceintes encore de générations prometteuses, par le Zeus de la pseudo-civilisation coloniale, que la Mandinga fut invoquée…

 

Maître Vincente Ferreira Pastinha (1889-1981)13 disait dans une de ses célèbres chansons : « Dans la ronde de capoeira — Aha !—, je suis à la fois grand et petit. » ? Être à la fois grand et petit, c'est, entre nécessité et contingence, être matois ; ce que permet la capoeirapuisque tout s’y avère intermédiaire, plastique et ambivalent, jeu en trompe-l’oeil. Chaque gestes’y mue en un autre avant même d'être achevé.

                                                                                         

Puisque, cette Mètis des Indes Occidentales, naquit d'oeuvres négrières tout océaniques, comment à son tour, n’eût-elle accouché de cette intelligence toute nouvelle, oblique etpourtant sagace, au caractère ambivalent, fluant, mouvant, ondoyant : la capoeira ? Cette héritière, vint, telle une Athéna métisse née à l'improviste, tout en armes, amenée-là dans le sursaut irrépressible et proprement civilisateur capital, pour ainsi dire , de l’émancipation. Ainsi fut-il établi qu’elle se porterait pour les siècles à venir au-devant et en dedans des processus à travers lesquels, captifs, soumis et ostracisés, n’importe où dans le monde, pourraient reconquérir l'espace sociétal confisqué par les puissants ; celui où pourtant ne s’avère jamais véritablement grand que qui sait, de la grandeur n’hériter que la magnanimité et, de la faiblesse, n’avoir que l’apparence.

 

Pastinha, le rhapsode de Bahia, affirmait que la capoeira consiste à se relever avant même de chuter. Quand alors l’émancipation, d’une tête, sur le fil, devance l’aliénation, n’est-ce à l’instar d’Antiloque, le dolophroneôn, volant contre toute attente, mais l’air de n’avoir rien combiné, vers une victoire ingénieuse sur le champion Ménélas, qui possédait pourtant une bien meilleure écurie ? Un tel triomphe eût été fortuit si les détails de l’affaire n’avaient été soigneusement pesés (huphainein) par Antiloque sous l’égide du vieux Nestor, père et mentor. D’un autre côté, le conte de cette victoire recèle un avertissement pour les malandros d’aujourd’hui et de demain. Il eût en effet été plus sage d’y renoncer que d’en convoiter trop promptement le prestige car, en effet, le succès insolent de la feinte faillit valoir à son auteur des inimitiés irréductibles : Ménélas et son parti prenant les dieux à témoin d’une profonde injustice. Une fois obtenu, le triomphe d’Antiloque si éclatant qu’il fût et candide qu’il eût dû paraître recela pour le jeune ambitieux, un danger mortel, une chausse-trappe que par un dessein et un empressement immatures, il avait sans s’en apercevoir disposés contre lui-même. Un homme plus avisé se fût méfié d’élans trop prompts ; pour surtout n’être point, présomptueux, l’ultime victime de sa propre combinaison tant habile qu’elle fût; pour ne surtout pas se retrouver, au bout du compte, fautif par excès d’hybris et seule dupe de sa propre rouerie.

 

Comment ne pas s’éveiller ici aux prémisses d’une éthique commandée par la prudence ? Ainsi donc, il peut être plus périlleux qu’il n’y paraît de devenir avisé en tours grands et petits à la fois et la ronde ne saurait qu’être plus qu’un cercle d'évadés conspirant une embuscade prochaine ; plus que des lutteurs-trouvères ébaubissant assemblée de badauds, meilleure qu’une bande de coquins se gorgeant des fruits de leurs mauvais tours : elle est rien moins que le champ de la grande volte paradigmatique qui, partout à la fois, se déploie, prenant l'iniquité à revers ; pirouette par laquelle, en débordant le cadre de l'adversité et en le chambardant, l'homme continue à s’inventer une geste à sa propre mesure.

 

Ainsi, en capoeira, se tutoient des notions bigarrées et se déploie de tous côtés la légitime mètis des déracinés ; notion versicolore qui — réputée éminemment grecque — trouve pourtant à s’encastrer parfaitement dans tous les théâtres de l'incertain.

 

La première fois que je vis un capoeiriste se mouvant dans une ronde, j’hésitai à y voir un arlequin au comportement hiératique, rendant hommage à la statuaire africaine, peignant des trajectoires en front de biais dans l’espace, à la façon de Picasso, insolemment. Les gestes de l’arlequin n’eussent pu alors être illustrés que par ce rappel de François Jullien, dans « Le détour et l'accès : Stratégies du sens en Chine, en Grèce », son étude comparée des pensées stratégiques antiques chinoises et grecques, publiée chez Grasset. Il écrit au sujet des approche d'«obliquité » et de front : « C’est toujours par un rapport de biais que nous l’emportons : même si je choisis d’attaquer de front pour (sur)prendre de biais le biais de mon adversaire ». Mandinga, la Grecque-et-Nègre, serait-elle aussi un peu Chinoise ? Je vous le disais en ouverture : la capoeira est une énigme ! Je gage qu’elle le restera encore un peu, cachée sous le céleste trône Olympien ...

 

(Une histoire un peu funambule, chamarrée et penchée, à suivre entre les fils torsadés ensemble, de l’arc, du  rasoir et de l'eau...)

 

Serge Komas

 

Notes

1. Inhuma Cornuta ou Kamichi

 

2. Hartog François. Une archéologie de la mètis. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 32e année, N. 1, 1977. pp. 49-53 3

 

3 «[…] Il semble difficile, ex post, d’affirmer l’antériorité d’un terme, mais sans doute peut-on avancer, au regard des résultats de diverses études linguistiques, au regard de sources primaires attestées par l’histoire -récits de voyageurs, correspondance de colons retrouvées dans des greniers, relations officielles d’explorateurs, gazettes locales, sources autobiographiques-, que le terme hispanique « cimarrón », dans son antériorité, a bien donné naissance aux termes « maroon slave» et « esclave marron ». Tel dictionnaire affirme une source espagnole, un «cerdo marrano» , soit le nom de l’animal de consommation interdite (maharam) par la religion arabo-musulmane et juive, connotant interdiction de toucher, de manger, et également par dérivation «souillure », donc par extension, le statut de paria qui dénote l’ostracisme à l’égard du noir.

Telle autre source attribue la paternité du terme au Britannique Sir Francis Drake (1628), qui décrivait les «Symerons » des Amériques, néologisme voisin de l’adjectif simiesque. […]  (Elyette Benjamin-Labarthe : Cinéma, histoire et idéologie : Réflexions sur le Cimarron de Wesley Ruggles (1931) Classe de Master Amériques)

 

4. Il faudra attendre la déclaration officielle de l'abolition de l'esclavage au Brésil, en 1888 ;  la princesse impériale Isabelle, fille aînée de Dom Pedro II et de Dona Teresa Cristina, et en dépit de tout compagne de capoeriste, l'en ayant été l'active égérie.

 

à des situations impossible, trouver des issues habiles.

 

Cf. « Grèce et Égypte aux temps préhomériques » – Bulletin de correspondance hellénique, n°5, p. 244 - de C. Paparrigopoulos (1881) 7

 

7. Cf. « Les noirs dans l’antiquité Méditerranéenne » Léopold S. Senghor, colloque tenu à Dakar, du 19 au 23 janvier 1976, sur l'Afrique noire et le monde méditerranéen.

 

8 Néologisme : adjectif ici entendu au sens de « caractère de ce qui relève de la mètis »

 

9 Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, avait en son temps interrogé ce rapport.

 

10. Au début du XIXème siècle, des groupes capoeristes utilisent les rues cariocas pour démontrer leur habilité et s’en prendre à toutes sortes de discriminations. Et quand la police réprime les lutteurs, l'élite craint une révolte des esclaves. Pratiquée par des noirs de diverses origines, la capoeira n'est pas prohibée au début du 19 ème; mais l'élite carioca se sent menacée par la présence de plus en plus marquée des capoeiristes ou «capoeiras » dans la rue. Quand ces « meutes » utilisent la capoeira, c’est afin de se disputer un territoire ou pour se défendre de la police. Leseuropéens se mettent à craindre que les esclaves parvinssent à se libérer comme ce fut le cas en Haïti.

 

11 « À l'occasion de la guerre avec le Paraguay, le gouvernement d'alors, fit envoyer bon nombre de capoeiristes, beaucoup y allèrent libres, de leur propre volonté, mais beaucoup plus y furent forcés et contraints. Les efforts de ces défenseurs de la patrie sur le théâtre de la lutte ne furent pas infructueux, principalement durant les assauts à la baïonnette. Et la preuve de cette affirmation est dans le brillant fait d'armes pratiqué par les compagnies de Zuavos Bahianos, dans l'assaut du fort de Curuzú, qui mit en déroute les paraguayiens, et où courageusement ils gardèrent le pavillon national » ; Manuel Rainondo Querino (1851-1923)

Une chanson demeure de cette époque, l’hymne des capoeiristes en quelque sorte :

« (…)Dou no escondo a ponta, Paraná ; Ninguem sabe desatar, Paraná (…) » : [ (…) Je cache le bout d’un noeud, Paraná ; Que personne ne sait défaire, Paraná ! (…)]

 

12 Cf. « Os Cangaceiros : Les bandits d'honneur brésiliens » ; María Isaura Pereira de Queiroz ; Ed. Julliard, 1968

 

13. Grand maître de la capoera. Au début des années1930, il donna ses lettres de noblesse à cet art hérité des anciens esclaves africains. Il créa la  première école de capoeira Angola et mit au point une méthode d'enseignement basée sur les anciennes traditions. Il fut l’auteur du premier livre sur le sujet, où il expose sa propre conception philosophique de la capoeira et inaugura le système orchestral capoeiristique classique.

 

Ouvrages :

« O Barracão do mestre Waldemar » par Frederico José Abreu (en portugais)

 La Théogonie d’Hésiode (VIIIè / VIIè siècle avant Jésus-Christ) Editions Les Belles Lettres

 « Le petit Manuel de Capoeira » de Nestor Capoeira édité par Budo (comprend un CD audio)

 « A Liberdade do Corpo - Soma, Capoeira Angola e Anarquismo » de Roberto Freire - João da Mata Editeur: Soma (en portugais)

 « Io, l’Africaine » de Momar Désiré Kané Aux éditons L’Harmattan

 « Le complexe de Zeus : représentations de la paternité en Grèce ancienne »

Par Jean-Baptiste Bonnard Aux éditions l’Harmattan

 « The Hidden History of Capoeira: A Collision of Cultures in the Brazilian battle dance » de Maya Talmon Chvaicer édité par University of Texas Press

 « Os Cangaceiros : Les bandits d'honneur brésiliens » de María Isaura Pereira de Queiroz ; édité par Julliard, 1968

« I Love My Baby Berimbau : An Introduction to the Berimbau in Capoeira »

de Daphnie Bruno, Clarice Manning édité par CreateSpace

 

Vidéos :

Une histoire écrite avec le corps… (Mestre BIMBA [1900-1974])

Chat noir et embouchure du fleuve font bon ménage

La leçon en jaune et noir d’Ypiranga de Pastinha

 



09/04/2013
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