un musée dans la caverne

un musée dans la caverne

Cristallisation secrète, Yoko Ogawa

Tout disparait sur cette île : les oiseaux, par exemple. Le père de la narratrice était ornithologue et elle a grandi en sachant observer les oiseaux - mais le jour où ils ont disparu, bien qu'ils aient continué à voler dans le ciel, ils ont cessé d'évoquer, pour elle comme pour les autres, le moindre souvenir, le moindre écho dans le coeur. Elle a donc cessé de les voir et de pouvoir en parler.

 

Quand une chose disparait - le parfum, les roses, les romans, les calendriers - il faut se défaire des objets qui subsistent encore après la disparition de leur essence et de leur idée en l'homme : on gomme la trace de ce qui a disparu, sous peine de voir la police secrète débarquer, fouiller à la recherche de souvenirs, dont elle se saisit pour les détruire. La police secrète traque aussi ceux qui ne perdent pas le souvenir de ce qui a disparu - ceux qui se souviennent, qui peuvent encore sentir le parfum, par exemple, alors que pour les autres il n'a plus ni sens ni odeur.  C'est ainsi qu'ils sont venus chercher la mère de la narratrice, un jour - elle ne l'a jamais revue, car sa mort a été annoncée une semaine plus tard. La narratrice va prendre le risque d'aider, de cacher, des êtres qui se souviennent. Elle va retrouver la trace des objets perdus que sa mère a secrètement préservés.

 

Ce roman traite de l'oppression, de la résistance et de la peur sous un mode onirique - dans ce monde où tout disparait finiront par disparaître les hommes, soumis à un ordre qui n'a pas de sens, de forme, ni de nom - une oppression par l'absurde, comme elles le sont toutes. Les caches, les gens qu'on emporte pour les faire disparaître, les autodafés - tout cela a été vu ailleurs, et prend ici un sens universel parce que délié d'un contexte qui le rattacherait à telle ou telle idéologie, à telle ou telle volonté de pouvoir. Les hommes sont soumis mais ne savent clairement ni qu'ils le sont, ni à quoi : s'ils résistent ce n'est pas au nom de principes mais pour défendre, d'abord, le souvenir de ce qui a été, de ce qui a été précieux, et par là eux-mêmes. On sait que les régimes totalitaires s'en prennent à la culture, à la mémoire : pour dominer et réformer l'homme, il doit être sans passé, et les hommes sans passé cessent d'être, inéluctablement.

 

Ce pouvoir englue plus qu'il ne domine : les individus sans force, resserrés les uns contre les autres dans la perte de leurs habitudes de telle sorte que celle-ci finit par apparaître conforme et banale, ne se révoltent pas car ils ne se sentent pas menacés dans leur commune soumission à ce qui se donne comme une nécessité métaphysique, un destin, un ordre contre lequel il n'est rien à tenter, puisqu'il est sans cause. Ainsi les individus se laissent-ils peu à peu déposséder d'eux-mêmes sans que cela apparaisse, à chaque fois, comme autre chose qu'une disparition qui s'inscrit pour ainsi dire dans l'ordre de la nature, de telle sorte que nul ne tente de reconquérir ce qui a été perdu.

 

Au-delà de la métaphore politique, il est aussi question de l'oubli, et par là-même de ce qui nous tient à l'être : l'existence n'est pas d'abord matérielle, car les choses disparaissent avant de cesser d'être, la matière demeurant ensuite telle une coquille vide que l'on s'empresse de faire disparaître comme si elle pouvait avoir encore la force de susciter ce qui n'est plus. Exister, c'est être senti, perçu, tenu dans la sensibilité et dans la mémoire, c'est pouvoir être nommé. Le concept préexiste à la chose, qui sans lui, sans raison d'être, déchoit de l'existence et se perd. Ce qui nous relie aux autres et au monde, c'est donc d'abord la mémoire qui donne sens à ce que nous savons identifier comme tel ou tel élément d'un monde commun, qui lui-même n'existe qu'à travers les mots tant que nous les avons encore pour en décrire tel ou tel de ses aspects - faut-il s'étonner que dans ce monde spectral, où tout s'évanouit de façon inexorable, les hommes lisent peu et les bibliothèques pourrissent - avant même de disparaître ? La disparition des êtres renvoie ici à une lente et irréversible contamination de tous par une ignorance que tous acceptent parce qu'elle est partagée, ce qui la légitime.

 

Enfin ce livre a-t-il à voir avec la nostalgie - la palpitation secrète, dans l'anfractuosité du coeur, du souvenir de ce qui fut aussi longtemps qu'il vibre encore, avant que tout passe, irréversiblement.

 

Hypathie

 

Cristallisation secrète, Yoko Ogawa, Actes Sud (et, en poche, Babel).



30/06/2013
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