un musée dans la caverne

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En attendant l'Inséparé, notes sur le travail de Dominique Quessada

Le travail de Dominique Quessada s’organise autour d’une disqualification de la philosophie traditionnelle - dont il s’agit de démonter l’illusion à prétendre régenter le réel du dehors sur le mode de l’injonction organisatrice - et à rebours d’une mise en évidence d’une ontologie qui, débarrassée des anciens cadres conceptuels qui en évitaient l’émergence, tente de penser l’Etre comme inséparation. En ce sens, le travail critique est préparation à ce qui doit pouvoir se penser hors d’un cadre conceptuel limitatif – identifié aux principes initialement posés par la philosophie grecque.

 

Ainsi, L’Esclavemaître semble d’abord se présenter comme une critique de la société de consommation, une analyse de la communication dans le monde moderne, mais l’œuvre est fondamentalement orientée vers la question de l’Etre. Son objet est donc double : un thème apparent – le lien refoulé entre philosophie et publicité – et un questionnement réel – le déclassement de la figure de l’Autre, la mise en cause de la séparation et de ses retournements dialectiques comme moyens appropriés de s’approprier l’Etre.

On glisse ainsi d’un ton à un autre – du retour critique sur l’activité publicitaire comme continuation de la philosophie par d’autres moyens à un retour à l’Etre comme dépris d’une catégorisation du discours qui a conduit à le masquer sous couvert de le dévoiler. L’analyse se dégage peu à peu du dialogue avec les penseurs contre lesquels elle s’est pensée – en premier lieu le Platon de La République – pour se découvrir elle-même comme une pensée qui a quelque chose à établir, mais sur un autre plan – celui de l’Etre, une fois dépouillé du cadre limitatif de la pensée dialectique, autrement dit de la tentative méthodique de dépassement de la contradiction – et donc de la séparation – posée comme initiale.  

Il s’agit d’enquêter sur le refoulé de la philosophie comme science de la vérité – et de l’Etre – dont la dignité la met à part de toutes les autres formes d’enquête sur le réel – distance ici questionnée comme l’indice non d’une possibilité de la philosophie à saisir son objet avec le recul nécessaire à l’objectivité, mais comme celui d’un ratage initial – les noces manquées de la philosophie et de l’action politique. Le rêve de la philosophie est décrit comme la volonté de contrôler le réel par le biais de l’injonction conceptuelle, mais la philosophie échoue à organiser le monde du dedans parce qu’elle s’institue comme un discours du dehors. Elle ne peut ainsi se saisir du désir que sur le mode de ce qu’il faudrait réduire – or on ne peut conduire ce à quoi on s’oppose.

La publicité est présentée, d’une façon qui peut sembler provocante, comme l’avatar ultime de la philosophie qui ne peut pourtant se reconnaître en elle, tant tout semble les opposer[1]. C’est que la publicité prétend elle aussi soumettre à la puissance de la raison tous les aspects de l’existence. Elle n’est pas, comme on pourrait trop rapidement le penser, une domination par l’image[2] ni une simple expression rhétorique mais elle fait fond sur une confiance en la rationalisation qui s’inscrit dans une filiation dévoyée, mais réelle, avec la philosophie. Celle-ci pense le monde de trop loin pour pouvoir s’y incarner et authentiquement le conduire, là où la publicité y dessine des lignes de force qui n’ont certes pas l’élégance d’un système, mais qui font surgir de nouvelles figures parmi les étants. Cette transformation ne relève pas d'une intention, d'une volonté, mais d'un effet de structure de ce discours qui tend aujourd'hui, pour le meilleur ou pour le pire - là n'est pas la question - à assumer la fonction de discours des discours autrefois tenue par la philosophie : à ce titre elle redessine le cadre de notre rapport au monde sans préméditation mais de façon effective. La publicité se substitue ainsi à la philosophie parce qu'elle ne fait pas que vendre dans et par le langage - elle n'est pas qu'une rhétorique. Elle s'impose aux autres discours comme ce qui doit les normer, en particulier le discours politique qui, croyant placer la publicité à son service, s'y aliène.

 

Dans ce dispositif, La Société de consommation de soi s’est chargé d’enquêter préalablement sur le principe d’autophagie qui règle la société contemporaine : l’individu se consomme lui-même à la fois parce qu’il est sans cesse mis à contribution, à travers diverses procédures, pour définir ce qu’il va par la suite consommer et parce qu’il se définit à travers ce qu’il consomme, en particulier à travers le jeu d’identification fluctuante à des marques – il se produit ainsi lui-même en même temps qu’il est dépendant à ce qui le produit, ce qui jette les bases du concept d’esclavemaître, dans lequel l’individu est simultanément maître et esclave – et non plus successivement comme dans l’ancien cadre dialectique. Dans ce contexte, la publicité est l’agent de la dissolution des frontières dans un espace commun tout autant que celui de la promotion de valeurs qui dépassent de bien loin la simple réclame cherchant à valoriser un produit : se présentant comme une alternative au discours politique traditionnel, elle vise au dépassement de l’Etat au nom d’une efficacité supérieure, par sa capacité intégrative,. à produire un champ social unifié débarrassé des tensions.

 

On rejoint ainsi les thèmes de la seconde partie de L’Esclavemaître,  qui opère le basculement de la critique des rôles respectifs de la philosophie et de la publicité vers celui de l’ontologie. De fait, la publicité est une des voix par lesquelles se révèlent de nouveaux cadres conceptuels, précisément parce qu’elle donne voix à la chose, à l’objet, qui cesse d’être ce qui est seulement perçu par un sujet pour devenir ce qui constitue le sujet dans son rapport à soi-même et à l’Etre[3]. Ce sujet lui-même sort de tout rapport dialectique dont il incarne le dépassement[4] – esclavemaître, il est le sans Autre dans un monde dont plus généralement toute altérité est bannie par intégration des parties à un espace dépourvu d’extériorité, un espace global[5]. En ce sens, l’individu autophage congédie le sujet, partant la dualité du sujet et de l’objet – vestiges historiques d’une certaine philosophie, au moment où le Logos trouve d’autres moyens, plus effectifs, de prendre en charge le réel et entre autres la politique.

 

Ces thèmes se retrouvent repris et amplifiés dans le Court traité d’altéricide qui fait l’économie de la partie critique désormais avérée et jette les bases d’une nouvelle cartographie de l’Etre : il s’agit de mettre à jour, de façon plus directe, les implications de la disparition de l’Autre – comme ce dont nous sommes séparés – non pas sur le mode de la déploration mais sur celui du dépassement du deuil, afin de penser ce qui est à travers un langage dépouillé de cadres conceptuels auxquels on avait fini par identifier la pensée elle-même, alors qu’ils n’en ont été qu’une possibilité qui s’est donnée de façon erronée pour son essence. Cela passe par la mise en exergue de la disqualification de la dimension du temps au profit de celle de l'espace - non que le temps cesse d'être irréversible, mais la représentation qui domine est celle d'un temps gelé, d'un temps qui n'existe qu'au présent, sitôt né et sitôt disparu, temps de l'obsession de la jeunesse et de la nouveauté, temps de l'actualité qui s'engloutit d'elle-même sans devenir. Au contraire, l'espace est ce qui reste toujours à développer et à conquérir - ce dont le cyberespace est un signe - et devient l'élément dans lequel le discours doit trouver ses conditions d'existence, sur des "supports" qui garantissent sa présence dans les médias. L'ordre de la succession cède le pas devant celui de la juxtaposition, la dimension du devenir, qui était aussi celle de la négativité et donc de l'altérité, est gommée au profit de ce qui inclut et intègre. Les conditions de possibilité de la dialectique sont ainsi réduites à rien à l'ère de la globalisation, tandis que se redistribuent les cartes dans le domaine du politique, du fait des affinités entre pouvoir et espace - le pouvoir n'existant que dans le cadre d'un territoire qu'il s'agit d'ordonner ou de conquérir. Ainsi s'ouvrent de nouvelles possibilités dont il ne s'agit de dire ni qu'elles sont mauvaises ni qu'elles sont bonnes, mais qu'elles sont. L'ouvrage est précédé d'un dialogue avec Peter Sloterdijk qui permet de pointer les enjeux du texte et, au-delà, les enjeux d'une tentative philosophique pour aborder le monde contemporain.

 

 Hypathie

 

 

 

 

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[1] L’Esclavemaître, Première partie, Philocité et publisophie, chapitre III.

[2] « En plus d’être un visuel, l’image publicitaire est un texte mis en image, une image réduite à un texte. » L’Esclavemaître, page 117.

[3] L’Esclavemaître, Troisième partie, Le vif de l’objet, chapitre 1.

[4] « Il est devenu l’individu pour qui la contradiction est censée ne plus être le mode opératoire le plus juste », page 350.

[5] L’Esclavemaître, Deuxième partie, Chapitre I « La monotique de l’esclavemaître », I4 « Le triomphe de l’espace ».



03/12/2012
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