un musée dans la caverne

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L'Inséparé, Dominique Quessada

L'Inséparé prend directement à corps la question du réel. L'altéricide ayant été constaté, il s'agit d'en prendre acte, afin de contribuer à poser les concepts qui permettront de s'orienter dans un monde sans Autre - monde qui est le nôtre mais dans lequel nous nous trouvons nécessairement désorientés, du fait de notre longue accoutumance aux catégories nées et nourries de la séparation, comme fêlure initiale à partir de laquelle le rapport de l'homme à l'Etre a été pensé dans la philosophie occidentale depuis Platon. Cela suppose de se questionner sur l'Autre non plus comme essence mais comme fonction structurante de la pensée occidentale. Constater que cette fonction s'est désactivée implique d'en mesurer les impacts pour la culture, la morale, la connaissance, l'économie, le politique, l'écologie - pour tout ce qui s'est édifié sur le mythe de la séparation et qui se trouve ébranlé et reconfiguré de part l'effacement de ce qui le fondait.

 

Il est question, au fond, de l'abandon par l'homme de la place qu'il s'était illusoirement donné comme être fondamentalement et initialement à la fois à part et au centre - renoncement rendu nécessaire par des découvertes qui n'ont eu de cesse, l'une après l'autre, de remettre l'homme dans le monde au milieu des étants, sans privilège ontologique : le temps du face-à -face (entre sujet et objet) étant révolu, il s'agit de forger une ontologie de l'inséparation plus propre à donner à lire le monde, dans la crise de l'humanisme et des valeurs qui y sont associées, que celle qui reposait sur la posture de l'homme comme l'Autre du monde. Il s'agit de congédier la métaphysique sans la rappeler toujours par l'usage de termes qui l'évoquent encore au moment où ils prétendent l'éradiquer - il s'agit de se passer d'elle et non pas de la dépasser.

 

L'idée d'an-altérité mène à celle d'inséparation parce que l'Autre est tout ce dont je suis séparé - sans privilège exclusif de l'autre conscience : ici, êtres pensants et non pensants se trouvent mis en relation d'équivalence, ce qui fait fond sur la révocation de la distinction classique entre chose et personne. Si l'Autre est ce dont je suis séparé, l'inséparation caractérise le monde sans Autre - remettant à plat les catégories selon lesquelles nous nous étions habitués à penser.

 

Nous nous sommes persuadés que les êtres, nous-mêmes et l’Être en général étions tous dotés d’un dehors et d’un dedans. Le dehors est ce qui est sous le regard, le dedans est l’objet de notre curiosité et de notre insatiable soif de savoir : rendre visible l’invisible, déceler ce qui était caché, tirer à la lumière ce qui était obscur. La transcendance n’est rien d’autre que l’idée métaphysique d’un dedans inaccessible, à tel point qu’il se donne comme un au-delà ou un en-dehors du monde.

 

Or le dedans n’est qu’une hypostase illusoire. Creuser – le sol tout autant qu’un problème – c’est non pas révéler ce qui était caché à l’intérieur et qui devient accessible de l’extérieur, c’est au contraire révéler l’inexorable contiguïté de ce qui est, à savoir un plan d’inséparation, dont les étants quels qu'ils soient ne sont que des modalités. Il peut connaître des replis mais jamais de ruptures – surface sans dehors ni dedans, mais indéfiniment repliable sur elle-même dans des configurations indénombrables et indéfinies. Ainsi, ce plan d’inséparation n’est pas un contenant dans lequel on serait soi-même compris au milieu des êtres, mais plutôt un espace dont on est soi-même un repli - et non pas un fragment -, en parfaite contiguïté avec les étants quels qu’ils soient. Nous sommes des êtres sans bords dans un monde que nous sommes, et où nous ne sommes pas.

 

Voilà pourquoi la dignité de la personne ne peut faire face, dans un monde dés-hiérarchisé, à l'absence de mérite de la chose : "les objets ne sont pas moins dignes de l'Etre que les sujets". C'est la co-appartenance et l'interdépendance qui nous définissent comme des êtres qui ne préexistent pas aux interrelations dans lesquels ils émergent. De là la nécessité de repenser la morale, le droit et en particulier les droits de l'homme, puisque ce n'est plus le sujet mais la relation, plus l'individu mais l'Etre commun, qui deviennent la donnée centrale.

 

Les objections que semble nous imposer l'évidence (comme les limites du corps qui tendent à le poser comme un être séparé des autres dans une conception atomistique du réel) sont à prendre avec précaution : la mise au jour du plan d'inséparation suppose de regarder l’ensemble de ce que nous croyons percevoir sous un œil neuf - parce que rendu conscient du prisme de l’habitude. De fait, la séparation n’est pas un mode d’être, mais un mode de pensée qui se superpose à ce que nous pensons voir ou concevoir du réel. L'ontologie de l'inséparation permet ainsi de comprendre la logique de décloisonnement généralisée qui semble être la condition d'existence contemporaine des êtres et des choses, et donc de donner un sens à la capacité d'hybridation qui caractérise notre époque tant de façon esthétique qu'ontologique : cette hybridation cesse d'être perçue seulement de façon réactionnaire (comme une corruption d'essences immuables, ce qu'elle est par ailleurs) pour être appréhendée dans sa capacité positive à générer des formes à partir de ce qui est là - sans aucune discrimination posée par une hiérarchisation des étants.

 

De là la forme du livre lui-même : plus que les ouvrages antérieurs, L'Inséparé se présente comme une des formes hybrides qui illustrent la contamination générale des étants les uns par les autres - philo-cation et évo-sophie, et non pas simple déclinaison de concepts. De là encore la nécessité stylistique de recourir fréquemment à la liste, de repasser aussi sur ce qui vient d’être dit, encore mais toujours autrement, comme pour mieux débusquer les partis pris tirés d’une longue fréquentation, si intimement culturelle, avec les concepts qui tirent leur sève de l’idée de séparation. Car il faut sortir de l'identification de la philosophie à la métaphysique et à la dialectique pour pouvoir être philosophe sans que la pensée soit toujours déjà engrammée par une armature conceptuelle héritée et qui tend à se donner comme indépassable.

 

Hypathie

 

« Ce texte est publié sous licence Creative Commons Paternité-Partage des Conditions Initiales à l'Identique 3.0 Unported » Tendrön



08/03/2013
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