un musée dans la caverne

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La Formule préférée du professeur, Yoko Ogawa

C'est en apparence un livre sur les mathématiques : le professeur est un ancien génie de la démonstration qui, suite à un accident, a perdu la mémoire - il se souvient de tout ce qui lui est arrivé avant 1975, mais de rien ensuite. Toutes les quatre-vingts minutes, il oublie tout, et son aide ménagère doit se présenter à lui comme pour la première fois.

 

Ainsi le professeur vit-il sans autres amis que les nombres, car ses capacités intellectuelles ne se sont pas altérées : il parle des mathématiques avec passion, fait vibrer les nombres d'une façon qui leur donne un sens bien au-delà d'eux-mêmes, comme si les mathématiques déployaient un espace poétique : "de la même façon que personne n'est capable d'expliquer pourquoi les étoiles sont belles, c'est difficile d'exprimer la beauté des mathématiques".

 

Les mathématiques vont devenir l'espace de rencontre entre cet homme, son aide-ménagère qui n'a pas fini le lycée et le fils de cette dernière, un enfant sans père qu'il va surnommer "Root", comme la racine carrée. Les mathématiques dessinent en effet un espace pur, idéal, qui à la fois contient toutes les clefs pour comprendre le monde et reste un mystère qu'on ne peut pas enclore dans un discours logique. C'est dire que les mathématiques sont à la fois un espace de rationalité, lié à la beauté de l'intelligence au travail, et un lieu de transcendance qui désigne ce qui ne peut pas être dit sur un mode symbolique - ils donnent à penser de façon à la fois logique et intuitive. Les chiffres qui dansent déploient la secrète poésie du monde sur le mode de l'invitation - décrypter l'indicible, déchiffrer l'inconçu.

 

" - ce chiffre n'existe peut-être pas ? commençai-je avec précaution.

- si, il est là, dit-il en indiquant sa poitrine. Il est très discret, ne se montre pas mais se trouve à l'intérieur du coeur et soutient le monde de ses petites mains."

 

C'est aussi un livre sur ce qui unit les êtres quand tout les sépare : du fait de la perte de sa mémoire, le professeur est séparé à la fois de lui-même et des autres. Il vit dans un pavillon séparé de la maison principale où vit sa belle-soeur, veuve. Root est séparé de son père et l'aide-ménagère, qui est aussi la narratrice, est séparée de sa famille, par l'abandon ou par le deuil. 

 

Pourtant ces êtres se rencontrent, se guérissent et s'accomplissent dans un espace où ils ne peuvent se re-trouver, puisque le professeur ne se souvient jamais consciemment de ce qu'il a déjà partagé avec les personnes à qui il a affaire. L'essentiel n'est donc pas dans les souvenirs, dans les mots - il s'exprime dans la tendresse d'une main qui ébouriffe des cheveux, dans les gestes et les choses qui en viennent à incarner l'attention une fois qu'elle s'est donnée. Ces êtres se trouvent sans jamais se chercher, dans un espace libre de passé et d'avenir et comme tel toujours frais et irrigué par la tendresse du coeur qui n'a besoin de rien pour s'offrir.

 

C'est un livre sur l'improbable qui est pourtant certain, comme l'amour - un livre sur ce qui est beau mais ne peut être dit - d'une lecture à la fois ressourçante et touchante, sans aridité.

 

Hypathie

 

"Regardez cette merveilleuse suite de nombres. La somme des diviseurs de 220 est égale à 284. La somme des diviseurs de 284 est égale à 220. Ce sont des nombres amis. C'est une combinaison très rare. (...) Vous ne trouvez pas que c'est beau ?"

 

La Formule préférée du professeur, Yoko Ogawa, Actes Sud, 2005.



19/06/2013
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