un musée dans la caverne

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Le Secret, Anna Enquist

Dora était pianiste jusqu'à ce qu'une arthrite la contraigne à renoncer. Elle est silencieuse, se défie des mots, "soliste", solitaire, de tout son être. C'est par la musique qu'elle a exprimé la sensibilité qui est la sienne alors qu'elle est incapable de trouver les mots, dont elle se défie, pour communiquer. C'est dans la musique qu'elle a partagé et dialogué. C'est en la musique qu'elle a trouvé la force de résister aux pensées qui, sans cela, l'écraseraient - musique devenue dès lors un rempart entre elle et les autres, entre elle et elle-même aussi, probablement.

 

Le livre explore son histoire selon deux temporalités distinctes : un premier fil nous fait suivre son présent, alors qu'elle vient de faire réinstaller un piano chez elle et que son ex-mari, Bau, s'apprête à lui rendre visite après des années de séparation. En ce sens il est question dans ce livre de silences à dénouer, silences dont le secret git dans le passé. Un second fil nous présente chronologiquement l'histoire de Dora, par épisodes, en partant de ses premières heures jusqu'à retrouver le présent. Par touches, le lecteur est invité à comprendre avant elle le secret qui a pesé sur sa vie et relève d'une absence à combler : en creux, tout nous est dit dès les premières pages, même si le plein du texte ne pourra l'énoncer que sur la fin. En ce sens, le roman mime le retard que l'individu a sur lui-même, dans la mesure où il ne reconnaît pas ce qui fait signe devant lui et échoue donc à l'interprêter.

 

Ce livre sur la musique est ainsi un livre sur le silence, dont le secret n'est qu'une des modalités. C'est un livre sur le non-dit, si assourdissant qu'il faut beaucoup de musique à Dora pour ne pas se laisser envahir par son vacarme : ce n'est qu'après que le secret a été déchiffré - plus que révélé - qu'elle peut cesser de s'étourdir de notes et s'abandonner à un rapport plus doux, moins discipliné et sous contrôle, avec elle-même. 

 

C'est que la musique est paradoxalement ce qui fait lien avec l'autre - comme Frank, le frère handicapé de Dora, qui ne s'apaise que quand elle joue pour lui - et ce qui l'exclue : Dora joue pour ceux avec qui elle ne peut parler et ne peut parler avec ceux pour qui elle joue. La musique exprime aussi ce qui ne saurait se dire mais qui peut néanmoins s'entendre : la guerre, la file des déportés, l'injustice, l'abandon. Elle expose une intériorité qui sans elle demeurerait non seulement close, mais comme inexistante - car rien ne nous laisse deviner la sensibilité de Dora sinon ce que certains savent écouter d'elle : les mots nous la décrivent dans le rapport froid qu'elle a avec elle-même, dans son ignorance même de ce qu'elle est ; le reste est à déchiffrer.

 

En ce sens la musique est le lieu du refoulement - un non-dit qui prend toute la place et qui se donne à entendre sans pouvoir s'énoncer. Comme telle, c'est en elle que se lie ce qui ne peut se lier, qu'existe ce qui est sans être reconnu. Elle n'est pas un mode de rédemption, juste un mode d'être. Le texte lui-même ne dénoue de façon explicite qu'un des deux fils de la narration, laissant le lecteur face à un nouveau silence, qui ne peut être une fin.

 

Hypathie

 

"Bau plissa les yeux et vit de nombreuses personnes dans la pénombre. Il s'approcha prudemment et suivit le regard des infirmières qui se tenaient le long du mur. Frank Dierks était couché sous le piano. Il riait. Il ne se frappait pas. Il ne cognait pas sa tête contre le sol. Il écoutait, ravi. Quand le silence se fit, il ne dit rien."

 

Le Secret, Anna Enquist, Actes Sud, 2001 (Babel n°578).



25/06/2013
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