un musée dans la caverne

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Les Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar

Ouvrir Les Mémoires d'Hadrien, c'est plonger dans un univers de textes latins qui se laissent lire en filigrane du texte français - je me souviens de la joie d'en retrouver le goût, à la première lecture.

 

Ce n'est pourtant pas un livre d'histoire : ces faux mémoires d'un des empereurs de Rome donné par la tradition comme l'un des plus grands sont avant tout une exploration subjective - il est question de l'homme au moins autant que de l'empereur, il s'agit d'un retour réflexif sur une vie qui passe. L'ensemble est à cet égard plus méditatif que narratif, plus philosophique que descriptif.

 

Sur un plan personnel, cette vie est fracturée par la mort d'Antinoüs, l'adolescent favori d'Hadrien, qui se sacrifie par amour lors d'un voyage en Egypte.

 

Alors que les obstacles semblent s'accumuler autour d'Hadrien, il consulte une devineresse qui lui annonce que seul le sacrifice d'un être lui ayant appartenu peut conduire à les écarter. Dans un premier temps, Antinoüs insiste pour que soit sacrifié un faucon que lui a offert Hadrien  - l'oiseau, après avoir été endormi, est rituellement noyé. Il importe que la mort apparaisse volontaire, que l'être sacrifié ne se soit pas débattu. Dans un second temps, Antinoüs lui-même choisit secrètement de se noyer et offre sa mort pour qu'Hadrien vive : il s'agit donc d'un suicide qui se donne comme un sacrifice. Il n'a pas vingt ans.

 

Cet événement va permettre à la romancière d'éclairer le désspoir amoureux de deux façons.

D'une part, il s'agit du désespoir d'Antinoüs lui-même, car Hadrien n'est pas dupe : cet acte d'amour est aussi un acte de rage, un reproche déguisé.

"Avais-je pu être si épaissement satisfait ? (...) je n'avais pas assez aimé pour obliger cet enfant à vivre. (...) Un être insulté me jetait à la face cette preuve de dévouement ; un enfant inquiet de tout perdre avait trouvé ce moyen de m'attacher à jamais à lui".

D'autre part, le désespoir d'Hadrien va le conduire à tenter de conjurer la mort, donc le temps, donc l'oubli, de tout son pouvoir : il fonde une ville (Antinoë) et un culte dédié au disparu, pour que les siècles se souviennent de lui - à la mort réelle il oppose l'immortalité factice de la mémoire, que son statut d'empereur lui permet d'imposer à des peuples entiers. Car rien ne console Hadrien d'une douleur qui ne se laisse pas distraire, ni par l'exercice de son "métier d'empereur", ni par le plaisir, ni par la philosophie.

 

Ces Mémoires sont donc un mémorial, comme l'est peut-être toujours, à un degré ou un autre, la littérature. Le texte tente d'arracher ce qui se vit à l'impermanence en lui offrant le fragile refuge des mots qui feront passer l'impression fugace à d'autres que soi, à d'autres après soi. En évoquant ce qui fut, on le redonne à être, ce qui est aussi une façon d'établir le présent comme un moment que tout n'engloutira pas, tant qu'il reste  porté par une mémoire. Cela est vrai aussi bien de l'individu que de l'époque : en décrivant de l'intérieur un monde pré-chrétien, le roman tente de ressusciter un état d'être dans lequel se vit en toute innocence ce qui sera ensuite frappé du sceau d'une morale duelle. Hadrien se confronte aux monothéismes comme à des ennemis dont il s'agit d'endiguer le déploiement aveugle. Il est un homme d'avant le monde après lequel nous venons. 

Le texte est aussi épreuve paradoxale de la singularité : Hadrien racontant sa vie n'est pas un homme parmi d'autres, son vécu ne s'égale à aucun autre. Mais ce qui donne un intérêt à sa méditation sur sa vie, c'est qu'elle est méditation sur la vie tout court : on ne lit pas dévoré par une curiosité voyeuse et comme telle impudique les faits et gestes d'un autre que soi, mais on recueille dans le déploiement de ce passé unique ce qui échoue à se dire de sa propre expérience, singulière elle aussi et pourtant partagée - lien à la maladie, à la mort, au corps ou aux passions, lien à la sensibilité, presque à la sensualité du moment éprouvé.

Enfin le roman est-il une réflexion sur le pouvoir, et sur un pouvoir absolu - thème qui est moins abordé ici sous l'angle de la justification que sous celui de le responsabilité. Peut-on  être despote et honnête homme ? Quoi qu'il en soit Hadrien n'est pas un homme de la culpabilité - ou plutôt, il porte celle de la mort de son aimé davantage que celle des ennemis qu'il fait exécuter comme si les circonstances, et non lui, l'exigeaient.

"On les envierait, si on pouvait envier des aveugles. Je ne refuse pas à ces dix forcenés le titre de héros ; en tout cas, ce n'étaient pas des sages."

Les luttes pour le pouvoir restent d'ailleurs de l'ordre de l'intrigue : quand le pouvoir est absolu, la question n'est pas celle de la mise en place d'un pouvoir plus juste, mais celle du choix de l'homme qui exercera la charge au mieux, c'est-à-dire sans se laisser corrompre par elle, si c'est possible. L'empereur ne doit pas régir pour lui-même, mais pour servir - description sans doute idéale mais nécessaire au roman pour mettre en place la figure d'un homme d'action qui soit aussi un homme de sagesse.

 

Par delà tout bien et tout mal, ces Mémoires invitent à méditer sur ce qu'ils se gardent de juger.

 

Hypathie



23/06/2013
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