un musée dans la caverne

un musée dans la caverne

Regard profane sur le sacré

 

Tout est-il oeuvre d'art ?

Cette statue se trouve au musée Guimet. Elle représente une dakini, autrement dit, dans le bouddhisme tibétain, un des aspects de l'Eveil.

Un bouddha n'est pas un dieu : il n'a pas créé le monde, il n'a pas le pouvoir d'en sauver ou d'en condamner tous les êtres qui y vivent. Un bouddha est un éveillé, autrement dit un être qui a atteint la libération de toutes souffrances en libérant son esprit de tous les obstacles qui le séparaient de sa plénitude réelle - il a tranché à travers son ignorance et les obscurcissements liés à ses émotions. Le but de la pratique spirituelle est d'atteindre une telle liberté.

Dans la tradition du Mahayana, le boddhisatva, autrement dit l'être qui s'est engagé sur la voie de l'Eveil, ne pratique pas seulement pour lui-même, mais pour tous les êtres, car si un bouddha ne peut pas les sauver directement, comme par une grâce divine, il peut leur montrer la voie qui les mènera eux-mêmes vers leur propre accomplissement et leur apporter aide et refuge sur le chemin.

En ce sens, la dakini incarne à la fois un des aspects des bouddhas réalisés - vers qui l'être ordinaire peut se tourner comme vers des guides sur le chemin de l'autolibération - et un aspect de l'esprit de ce même être ordinaire, qui ne s'est pas éveillé au bouddha en lui au sens où il n'a pas encore reconnu sa propre lumière ni appris à y demeurer.

 

Placée dans son contexte culturel d'origine, cette statue n'est donc pas une oeuvre d'art au sens où elle n'est pas l'objet d'une contemplation esthétique. Elle est liée à des rituels, elle incarne une puissance : dans un temple, on se prosternerait devant elle comme devant le bouddha qu'elle matérialise et dont elle signifie la présence. Elle n'est donc pas censée être l'objet d'un jugement qui la trouverait "belle" ou non. 

Hors de ce contexte qui lui donne sens, on peut ne voir là qu'une statue d'art asiatique, autrement dit quelque chose qui se donne à contempler et dont on peut décider si on l'apprécie ou non - une oeuvre devant laquelle se suspendent nos autres rapports habituels au monde : rapport de connaissance, rapport moral, rapport d'utilité.

 

Je peux donc, d'un certain côté, regarder la dakini comme une oeuvre d'art : après tout si, comme le dit Duchamp, "c'est le regardeur qui fait l'oeuvre", tout est art dès lors que je le décide. Je peux ainsi nier les raisons pour lesquelles la statue a été créée et la tenir, sous mon regard, comme une oeuvre.

D'un autre côté, regarder cette statue comme telle, c'est ignorer - délibérément ou par simple méconnaissance - son sens dans le contexte qui lui a donné le jour ; c'est donc universaliser une certaine façon de voir le monde en donnant tout pouvoir au spectateur.

Or l'art n'est pas seulement l'activité qui produit des oeuvres pour les placer sous le regard d'autrui. Il est aussi et d'abord intention, intention d'un artiste à faire reconnaitre comme oeuvre ce qui, dans certaines formes d'art contemporain comme l'art conceptuel, n'est pas une chose mais un concept. Cette intention manque ici, au sens où celui qui a créé la statue l'a fait selon des règles codifiées pour donner une image de l'invisible dans laquelle la représentation n'est pas qu'un signe vers un au-delà, mais devient la présence réelle de l'être représenté. Il s'agit donc d'une image sacrée, sur laquelle on peut certes jeter un regard profane - mais il n'est pas inintéressant de décentrer son propre regard et de se questionner sur le sens que peuvent avoir certaines productions des hommes conformément à l'intention qu'ils y ont eux-mêmes placée. Ainsi s'ouvre-t-on à la diversité des cultures et des êtres, sans uniformiser trop vite les représentations que nous nous faisons du monde dans lequel nous vivons.

 

Hypathie

 

 

 

 

 

 

 

 

 



27/01/2013
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 8 autres membres