un musée dans la caverne

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Semmelweis et la fièvre puerpérale

L'exemple est donné par Carl Hempel dans les Eléments d'épistémologie.

Semmelweis est un médecin d'origine hongroise, en poste à l'hôpital général de Vienne. On constate dans un des deux services d'obstétrique de l'hôpital qu'un nombre élevé (jusqu'à  plus de 11 pour 100) de femmes nouvellement accouchées décèdent d'une affection grave dénommée "fièvre puerpérale". Dans le second service, la mortalité ne dépasse pas 3 pour 100. L'enjeu est d'identifier la cause de la maladie afin de la prévenir.

Une opinion répandue à l'époque impute ce genre de phénomènes à des "influences épidémiques", qui seraient une conjonction de changements "atmosphériques, cosmiques et telluriques" provoquant la fièvre puerpérale dans toute la zone affectée. Semmelweis rejette l'hypothèse, dans la mesure où elle ne permet pas de rendre compte de la différence entre les deux services. En outre, on observe seulement quelques cas de cette fièvre dans Vienne alors qu'elle fait des ravages à l'hôpital. Une véritable épidémie ne serait pas aussi sélective. 

De même, alors que l'entassement est mis en cause, l'hypothèse doit être écartée, puisque l'entassement est en fait plus grand dans le service moins affecté.

L'examen des opinions en cours à l'époque n'ayant pas été probant, des experts sont consultés : en 1846, une commission d'enquête rejette la responsabilité de la propagation de la maladie sur les étudiants en médecine qui y font leur stage pratique d'obstétrique, en supposant que les examens maladroits provoquent des blessures sur les jeunes femmes. Semmelweis réfute cette thèse en trois temps :

- un accouchement provoque plus de lésions qu'un examen maladroit ;

- les sages-femmes qui font leur stage pratique d'obstétrique dans le second service examinent les femmes de la même façon sans qu'on en observe les effets tragiques ;

- lorsqu'on diminue de moitié le nombre des étudiants en médecine et qu'on réduit au minimum les examens qu'ils pratiquent, la mortalité atteint des proportions inconnues jusqu'alors (après une brève chute).

On tente alors à nouveau d'émettre des hypothèses plausibles, en cherchant cette fois des explications psychologiques. Comme, dans le service affecté, le prêtre qui vient administrer les derniers sacrements à une mourante doit traverser cinq salles avant d'arriver à celle dans laquelle se tiennent les malades, on suppose que cette vision affecte et décourage les patientes, de telle sorte qu'elles sont plus vulnérables à la maladie. Cette disposition n'existe pas dans l'autre service, où le prêtre peut intervenir de façon plus discrète.

Pour mettre à l'épreuve cette hypothèse, Semmelweis convainc le prêtre de faire un détour pour se rendre de façon plus discrète dans la chambre des malades, il fait aussi supprimer la clochette qu'agitait un servant devant lui. Mais la mortalité ne diminue pas. 

Semmelweis se raccroche alors à une supposition qui ne lui apparait pas, à lui-même, vraisemblable, mais comme toutes ses autres hypothèses ont échoué, il décide de la tester : il s'agit de ne plus faire accoucher les femmes sur le dos, mais en position latérale. Le changement de méthode n'affecte pas la mortalité.

C'est par hasard que va se produire un incident, au début de 1847, qui va fournir à Semmelweis l'indice lui permettant de résoudre le problème. Un collègue, Kolletschka, est blessé au doigt par le scalpel d'un étudiant avec lequel il pratiquait une autopsie ; il meurt après une maladie très douloureuse dans laquelle Semmelweis reconnait les symptômes qu'il a appris à observer sur les femmes atteintes de la fièvre puerpérale. Il fait l'hypothèse que le scalpel a introduit dans le sang de Kolletschka de la "matière cadavérique" et que cette maladie est donc une forme d'empoisonnement. Or lui-même, ses confrères et les étudiants avaient l'habitude d'entrer dans les salles d'accouchement au sortir de l'amphithéâtre d'anatomie, où ils venaient de pratiquer des dissections : même s'ils s'étaient superficiellement lavés les mains, elles gardaient une odeur caractéristique. En ce sens les médecins et les étudiants auraient eux-mêmes été les agents de transmission de la maladie.

L'idée est mise à l'épreuve en prescrivant aux étudiants en médecine de laver leurs mains dans une solution de chlorure de chaux avant d'examiner une patiente, afin de détruire chimiquement l'élément infectieux. La maladie se résorbe alors rapidement - la mortalité tombe en dessous de 2 pour 100.

Cela va permettre de réinterprêter les observations antérieures : si la mortalité a toujours été inférieure dans le service tenu par les sages-femmes, c'est que leur formation ne comportait pas de dissections de cadavres. Les femmes arrivant à l'hôpital en ayant accouché en route étaient  aussi moins affectées, parce qu'elles étaient rarement examinées après leur admission.

L'exemple illustre le fait que l'observation n'apprend rien tant qu'on ne sait pas quoi observer : pour que Semmelweis fasse le lien entre les différents éléments mis en cause par la maladie, il faut :

- qu'il en vienne à épuiser toutes les opinions et hypothèses qui sont en phase avec les idées en cours à son époque ;

- que le hasard d'un incident lui permette de faire le lien entre des aspects qu'il n'aurait pas songé à mettre en rapport s'il n'avait pas épuisé, précisément, tout ce qu'il croyait savoir et si l'attention qu'il portait au problème ne l'avait pas préparé à reconnaître des éléments identiques dans des situations en apparence très différentes (une salle de dissection et une salle de travail) ;

- qu'il forge un nouveau concept (la "matière cadavérique") en supposant donc qu'il existe un élément invisible, inobservé jusqu'à présent, qui soit susceptible de provoquer un empoisonnement du sang.

Alors seulement l'hypothèse d'une contamination par le corps médical lui-même a pu prendre un sens, être mise à l'épreuve et vérifiée.

L'explication juste ne nait pas de l'observation seule, mais d'un dialogue entre théorie (le raisonnement, les concepts) et expérience (qui permet la mise à l'épreuve des différentes hypothèses). 

Il ne faudrait d'ailleurs pas hâtivement conclure que l'expérience ayant "prouvé" l'hypothèse de Semmelweis, le progrès aurait été acquis pour la médecine et la gloire pour celui qui l'avait découvert.

L'hypothèse de Semmelweis fut rejetée par une grande partie du corps médical, qui la trouvait hasardeuse et peu scientifique : de fait ce n'est que plusieurs décennies plus tard que va s'imposer la théorie microbienne de la maladie. Il est probable qu'un certain nombre de médecins résistaient aussi à l'idée qu'ils auraient involontairement provoqué eux-mêmes tant de morts. Pour des raisons politiques, Semmelweis a perdu son poste à Vienne et a continué à développer ses théories en Hongrie, sans s'imposer vraiment sur un plan international. Ainsi ne faut-il pas sousestimer les inerties, les résistances qui freinent une découverte, et qui sont autant d'illustrations du poids des préjugés, même parmi les milieux scientifiques.

 

Hypathie



06/07/2013
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