un musée dans la caverne

un musée dans la caverne

Soudain l'été dernier, Mankiewicz

 

 

Le film débute sur une scène de lobotomie, délicate opération du cerveau censée « apaiser » les fous. Le docteur Cukrowicz est un jeune neuro-chirurgien qui doit réaliser l’opération dans des conditions rudimentaires (même la lampe s’éteint au cours de l’opération) : l’hôpital public manque de fonds.

Violette Venable, veuve très riche, le convoque chez elle : son fils Sebastian, poète, est mort en Europe l’été précédent d’une crise cardiaque, dans des circonstances sur lesquelles elle reste évasive. Or sa nièce Catherine, qui a assisté à sa mort, est soudain devenue folle – victime d’érotomanie, elle est saisie de délires obscènes. Violette Venable pense que le cas de Catherine est désespéré et qu’une lobotomie pourrait lui faire retrouver la paix ; elle promet son aide financière à Cukrowicz s’il opère sa nièce.

Le docteur examine Catherine, internée dans un établissement tenu par des religieuses.  Elle ne se souvient pas des circonstances de la mort de son cousin et semble convaincue que sa tante la déteste. Il la fait transférer à l’hôpital et tente de découvrir la vérité. La mère et le frère de Catherine sont poussés par cupidité à signer une autorisation d’opération sur Catherine – Violette Venable leur faisant en échange miroiter une part d’héritage. Une confrontation entre Catherine et sa tante laisse transparaître de premiers indices : Sebastian aurait utilisé sa mère pendant des années comme « appât » pour attirer de jeunes gens, mais l’aurait remplacée l'été dernier par Catherine, plus séduisante que sa mère devenue vieille. Les deux femmes apparaissent à la fois comme des rivales l’une par rapport à l’autre et comme des instruments dont Sebastian se serait servi.

Le docteur réunit tous les protagonistes chez Mme Venable : il injecte à Catherine un sérum, lui enjoint de laisser aller toutes ses résistances et de dire la vérité. Lors des dernières vacances, Sebastian s’est bien servi de sa cousine pour attirer des jeunes gens à lui, sur la plage, en lui faisant porter un maillot de bain blanc qui la laissait paraître nue au moment de sortir de l’eau. Le récit de sa mort est horrible : un jour de grande chaleur, il se fait entourer et poursuivre par de jeunes adolescents qui le rabattent jusqu’en haut d’une colline où, dans les ruines d’un ancien temple, il est mis en pièce et dévoré vivant. A la suite de cette révélation, Mme Venable bascule dans la folie, confondant le docteur avec son fils. Catherine, en revanche, est sauvée.

 

Les prédateurs

 

Le film instaure rapidement une ambiance lourde, avec pour leitmotiv le thème des prédateurs dévorant leur proie.

Ce thème est traité, lors de la première rencontre entre le docteur et Mme Venable, à travers le récit qu’elle lui fait d’une scène à laquelle son fils l’a forcée à assister : aux îles Galapagos, quand les œufs de tortue éclosent, les petites tortues se précipitent vers la mer tandis que les oiseaux se jettent sur elles et les dévorent. Sebastian est resté une journée entière à contempler le spectacle, qui lui aurait permis de contempler le visage de Dieu – autrement dit, de se persuader du caractère infiniment cruel de la nature et par delà elle, des hommes. Juste avant cette scène, Mme Venable nourrit une plante carnivore sous cloche  avec des mouches qu’elle a fait venir de loin, à grand frais – les mouches, assurent-elles, se laissent faire : captivées par l’odeur de la plante, elles ne cherchent pas à s’enfuir. Le jardin dans lequel se déroule toute cette conversation semble sorti de temps préhistoriques, ce qui ajoute à l’étrangeté de l’ensemble.

Sebastian apparaît, de fait, lui-même comme un chasseur, qui rabat ses proies grâce à la beauté des femmes par lesquelles il se fait accompagner. Son homosexualité n’est pas reconnue de sa mère, qui le prétend chaste et vierge, mais Catherine l’a reconnu pour ce qu’il est : leurs vacances ont tout à voir avec du tourisme sexuel. Elle confie, en se parlant à elle-même, que Sebastian n’en pouvait plus des bruns, des teints basanés, et ne rêvaient que de blonds. De même aurait-il reconnu, dans la foule des jeunes qui l’encerclent à la fin, « certains adolescents ». Le prédateur est alors dévoré par ses proies qui se retournent contre lui ; la mise à mort apparaît comme un sacrifice rituel,  Sebastian ayant été rabattu sur les lieux d’un ancien temple par la horde de ses poursuivants, qui ne le tuent que quand il y est parvenu.

 

Le sexe et la mort

 

De fait, tout le film est imprégné d’une sexualité qui est d’autant plus forte qu’elle est refoulée.

Mme Venable porte clairement à son fils un amour incestueux : elle a d’ailleurs préféré laisser son mari mourir seul pour pouvoir le rejoindre, alors qu’il tentait de renoncer au monde, au Tibet. Sa haine pour Catherine a donc de multiples racines : d’une part, Catherine sait comment son fils a vécu et comment il est mort, ce qui pourrait compromettre sa réputation. D’autre part, Catherine lui a pris sa place auprès de son fils : celle-ci se défend de l’avoir voulu, mais Mme Venable voit en elle une rivale qui n’a pas su prendre soin de lui, allant même jusqu’à l’accuser de l’avoir assassiné. Mme Venable est habillée en grande bourgeoise, dans des couleurs claires, et sa peau n’apparaît pas : mais toutes ses paroles à l’égard de son fils les désignent, elle et lui, comme un couple. Le fait qu'elle le croit chaste est encore une façon de croire qu'il n'a appartenu qu'à elle.

Tout de blanc vêtu, manipulateur, Sebastian apparaît comme un être qui a consommé les autres jusqu’au retournement ultime. Semblable à la plante carnivore, il semble avoir été quelqu'un à qui il n'était pas possible de dire non, loin duquel il n'était pas possible de s'enfuir. 

Catherine est accusée d’obscénité : elle aurait essayé de violer un jardiner sexagénaire dans le couvent où elle a d’abord été internée (sa parole ne valant rien, elle n’est pas crue quand elle veut expliquer que c’est l’inverse qui s’est produit), et dans ses délires elle révèle des éléments de la sexualité de son cousin, que personne ne veut croire. Lors de sa première rencontre avec le docteur, elle confie avoir été séduite par un homme qui, sous prétexte de la raccompagner, l’a menée dans une clairière isolée – avant de lui dire qu’il était marié et qu’il valait mieux oublier tout cela. Elle a donc perdu son honneur au moment où son cousin s’intéresse à elle et commence à se servir de sa beauté pour attirer l’attention. Elle incarne la femme qui, suscitant le désir des hommes, est accusée de le provoquer, alors qu’elle est clairement toujours montrée en situation de victime. Quand elle tente de s’échapper de l’asile (car elle comprend que sa mère va, pour de l’argent, la laisser être opérée), elle entre par mégarde dans la salle des hommes : sur une passerelle, un peu en hauteur, elle apparaît elle-même paralysée devant le désir qu’elle éveille chez ces aliénés réduits à leurs pulsions. Elle est pour l’essentiel coupable d’être désirable, ce qui est une des raisons pour lesquelles sa tante cherche à l’éliminer.

 

La folie

 

Qui est fou ? Catherine est accusée de l’être, et elle se retrouve donc à l’asile au milieu d’êtres avec lesquels elle semble avoir peu en commun – bien que rapidement débordée par des accès de violence du fait qu’elle est séquestrée, méprisée et martyrisée, elle a beaucoup d’intelligence, qui contraste avec les grognements et le silence qui, dans le film, caractérisent les aliénés – que ce soit dans la salle des hommes ou dans celle des femmes, où Catherine tente de se suicider, aucun d’eux ne parle, ils en sont réduits à des cris. Pourtant, elle apparaît bien dominée, par moments, par ses (im)pulsions : elle écrase une cigarette sur la main de la sœur qui veut l’empêcher de fumer, elle embrasse le docteur à la fin d’une conversation avant de se reprendre. Mais elle analyse la situation avec plus de lucidité que toutes les autres personnes qui y sont prises. Le retournement final – qui la voit affirmer qu’elle est là, bien elle-même, n’est donc pas surprenant.

De fait, Catherine apparaît comme celle que l’on veut faire passer pour folle et faire taire parce qu’elle détient la vérité – parce qu’elle a été le témoin de la folie des autres. A l’inverse, Mme Venable apparaît dès le départ comme un personnage inquiétant, que l’adoration pour son fils a contribué à éloigner du monde ordinaire en formant avec Sebastian un couple d’êtres supérieurs. Sebastian lui-même n’est-il pas un être dont la folie a fasciné et dominé les autres ? Poète qui n’écrit qu’un poème par an, qui conçoit des jardins tourmentés et qui s’asseoit, chez lui, dans une chaise de « fou » du XVème siècle, il a sans doute été protégé du jugement du monde par sa mère et son argent, mais il ne se situe, clairement, pas dans la norme puisqu’il se vit comme un dieu qui régit les autres, les instrumentalise au service de ses désirs et de lui-même.

Mais ce qui est fou, au-delà des personnages, c’est sans doute l’existence : il faut au moins dire qu’elle est absurde, cruelle, comme une tragédie dont on ne comprend pas le sens mais qui est gouvernée par une implacable nécessité - cette nécessité qui amène les tortues à être dévorées par les oiseaux ou Sebastian à être sacrifié à un ancien dieu sanguinaire et mystérieux. Le cannibalisme rajoute un élément atroce et incompréhensible qui replace en même temps l’homme dans la chaine globale des êtres voués par la nature à dévorer ou être dévorés. Le monde n’apparaît de façon générale pas bien raisonnable – les hommes y apparaissent avant tout gouvernés par la cupidité (qu’il s’agisse du directeur de l’hôpital prêt à tout pour empocher une somme ou de la famille de Catherine prête à la vendre) ou la bêtise, comme les nonnes qui ne voient pas que c’est la façon dont elles traitent Catherine qui la pousse à la crise et qui sont prêtes à la condamner puisque ce qu’elle a à dire dérange. La lobotomie est elle-même un traitement inefficace qui condamne les êtres à n’avoir plus qu’une existence limitée, pour le confort des autres : l’hôpital est donc un lieu où l’on enferme ou bien où l’on abêtit, ce qui n’offre pas une vision glorieuse de l’humanité.

 

Conscient et inconscient

 

Le film est conduit par l’idée que les souvenirs refoulés à cause d’un choc traumatique doivent être libérés pour que la guérison puisse avoir lieu. Disons le tout net, le « docteur » n’est pas très net : neuro-chirurgien, il s’aventure sur le terrain de la psychanalyse sans professionnalisme – il se laisse embrasser par sa patiente, a recours à un mystérieux « sérum » pour la faire parler. Il mène des opérations de lobotomie tout en ayant déjà l’air lui-même convaincu de leur nocivité.

Le lien à la psychanalyse est en fait plus subtil et contribue à donner au film son caractère légèrement fantastique et incompréhensible : l’inconscient est sans cesse présenté de façon symbolique, par exemple par la présence de l’ange de la mort, au second plan, à la fin de la première conversation entre le docteur et Mme Venable, ou par le jardin conçu comme une forêt vierge. Il y a toujours plus à comprendre, dans le film, que ce qui nous est dit – en ce sens le discours des personnages est toujours à mettre en rapport avec l’image qui nous montre ce que les personnages ne nous disent pas, parce qu’ils l’ignorent eux-mêmes.

 

Hypathie



05/02/2013
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